Pourriez-vous citer les leviers qui, selon vous, ont bouleversé nos façons de consommer, et par conséquent de vendre ?
Je dirais avant tout que cela fait 20 ans que l’on véhicule l’idée qu’Internet a changé la façon de consommer. Soulignons néanmoins qu’entre temps, les pouvoirs se sont rééquilibrés dans la société. Aujourd’hui, les entreprises reprennent du terrain via l’utilisation de la data. Mais le client consomme aussi autrement, dans une époque où il n’y a plus, ou très peu, de fidélité apparente aux marques. Les entreprises doivent donc recourir à certaines techniques pour les fidéliser. Ils n’achètent plus forcément de manière impulsive, mais plus réfléchie, plus éthique et plus écoresponsable. Ce qui est une forme de pouvoir du consommateur aussi, en quelque sorte. Cela contraint les enseignes à repenser leur modèle économique et leur discours de marque. On l’a vu avec l’application Yuka qui a contraint les industriels à repenser leurs recettes pour conserver leur classement, par exemple. L’autre facteur que l’on peut lier à cette perte de fidélité aux marques est la sur-sollicitation des consommateurs par les marques via les réseaux sociaux. Y compris des internautes encore adolescents surfant sur Instagram, contrairement aux générations précédentes à qui les marques s’adressaient via la publicité dans les magazines.
Avec la digitalisation accrue et les nouvelles technologies, le risque n’est-il pas de déshumaniser le commerce ?
Je pense que l’on arrive à la fin d’un cycle dans lequel l’entreprise se croyait toute puissante. Elle formait ses commerciaux de manière linéaire avec des techniques de masse, ou traditionnelles, qui faisaient leurs preuves. Mais les réflexions restaient centrées sur le produit. Elles ont ensuite décidé de remettre le client au cœur de la relation. Entre 1990 et 2000 par exemple, on a eu l’impression qu’elles s’intéressaient davantage à lui. Les entreprises doivent recréer du lien avec leurs publics pour survivre, ou même exister. D’où le fait de de travailler sur des campagnes influenceurs, par exemple. Ce qui s’appelle réhumaniser par le marketing, parce que la data apporte de la connaissance client. Et incite les entreprises à trouver d’autres leviers pour, cette fois, exploiter la connaissance psychologique des clients. Sans compter celles qui n’ont pas de CRM, car cela existe encore ! Pourquoi achète-t-il ceci ou cela, comment et à quelle fréquence, etc. Le procédé reste intéressé et à visée transactionnelle bien sûr, mais va au-delà de ce que les professionnels maîtrisaient jusqu’à présent. Cela devient quasiment prédictif. On peut même aller jusqu’au neuro-marketing aujourd’hui. Enfin, plus on digitalise et automatise ses processus, plus on en vient à remettre en question la chaîne de valeur : la place de l’humain dans l’organisation, et les compétences des vendeurs et des commerciaux.
L’avenir des commerciaux est-il alors menacé ?
Le défi consiste à créer de la valeur ajoutée à l’heure où le poste de commercial devient de plus en plus un centre de coût pour l’entreprise qui pourrait alors se passer de lui. Notamment quand il n’intervient plus que de façon ponctuelle dans la chaîne. Pourtant, la technologie ne sera jamais capable de faire ce qu’il fait ; ni rassurer, ni convaincre, ni susciter des émotions et pouvoir regarder le client dans les yeux !
Problème, on assiste là encore à un changement de paradigme : le fait que le consommateur ne souhaite plus être dérangé, est devenu pro-actif et autonome jusqu’à l’acte d’achat et même, parfois plus mesuré et plus réfléchi dans ses dépenses. Le vendeur est donc moins sollicité qu’auparavant. Il intervient souvent en bout de chaîne quand le client est déjà quasi certain de son futur achat. Mais le vendeur écoute, conseille, rassure. Ce qui est même essentiel en BtoB mais implique de savoir recruter le personnel qualifié pour cela.
Ainsi, le recrutement des commerciaux a beaucoup évolué. Déjà parce que l’on ne recrute plus des clones mais bien des talents complémentaires les uns aux autres. Et parce qu’il n’existe pas UN rôle commercial, mais une multitude de rôles et de métiers commerciaux. Ce qui reste universel en revanche, c’est le recrutement sur les soft skills, plus que sur la base des hard skills. Bien qu’il faille avoir un temps d’avance pour convaincre son recruteur : être au fait sur le social selling, la data et l’utilisation des réseaux sociaux.
Faut-il repenser la formation des commerciaux et des vendeurs en l’axant davantage sur la psychologie du client ?
J’observe en tout cas de mon côté, intervenant aussi dans certaines conférences étudiantes, que les écoles sont de plus en plus agiles à l’égard de leurs étudiants. C’est peut-être lié à l’émergence de l’alternance, qui oblige les professionnels (et les professeurs) à mettre à jour leurs référentiels de compétences. Cela passe aussi par le fait d’intégrer l’intelligence artificielle dans les cours aussi. Saviez-vous par exemple qu’il y a trois ou quatre ans certains étudiants ne connaissaient même pas le social selling ? Un bon vendeur demain sera celui qui maîtrise autant la psychologie client que l’IA.
En parlant d’IA, vous semblez adopter le parti pris qu’il ne faut pas l’opposer aux techniques de vente classiques, mais bien en tirer profit pour performer davantage…
Oui, et cela demande de se projeter sur la notion d’organisation. Une entreprise, c’est un mix entre de la technologie, de l’humain et un modèle économique. D’autant plus quand on se confronte à des cycles de vente de plus en plus courts, qu’on essaie de pérenniser avec des systèmes d’abonnements et qu’on a jamais autant eu besoin de talents et de créativité pour évoluer dans un environnement professionnel plus humain et plus favorable. Il n’est pas pour autant tabou de tout vouloir automatiser pour assurer son navire. Mais quasiment toutes les entreprises se posent la question de faire évoluer les compétences humaines de leurs équipes commerciales. Par souci d’optimisation aussi. Les machines ne peuvent peut être pas (encore) tout faire. Néanmoins, les dirigeants doivent aussi à leur échelle savoir recruter des commerciaux qui soient eux-mêmes capables d’identifier des clients qui ont du potentiel en vue d’avoir un bon taux de transformation.
Il faut aussi garder en tête que les commerciaux sont eux-mêmes pressurisés par les nouvelles contraintes des entreprises. Aller plus vite, tout mesurer, etc. Autrement dit, la fonction commerciale devient de plus en plus mesurée, par ces nouveaux outils, réduisant aussi les libertés d’action. Parce qu’on veut à la fois réhumaniser la vente et se montrer plus psychologique et soucieux du client, alors que paradoxalement, on automatise aussi l’humain dans la vente. La vigilance s’impose quant au respect de l’éthique ! Il faut être performant mais rester humain en même temps.